02 septembre 2019
Carnet / Le jour des blouses grises
Quand j’étais encore concerné, la rentrée des classes marquait pour moi le jour le plus noir de l’année, surtout à l’école primaire. À cette époque, au début des années soixante du vingtième siècle, les vacances d’été commençaient le 27 juin et se terminaient le 15 septembre, ce qui en faisait véritablement, selon l’expression consacrée, les grandes vacances.
Le jour de la rentrée, l’odeur des goûters que les élèves transportaient en plus du cartable dans une petite besace de plastique tressée me révulsait plus que de coutume avec son mélange d’effluves de chocolat et d’orange. Cette odeur se répandait dans le couloir obscur qui servait de hall d’entrée à l’école et qui se prolongeait par un vaste escalier donnant accès aux étages et aux salles de classe. Sur le palier du premier étage, une porte ouverte donnait sur le préau et la cour de récréation, celle-ci constituant déjà plus à mes yeux une arène qu’un lieu de détente dans cet univers masculin. Il fallait attendre l’entrée en sixième au collège situé quelques rues plus bas pour retrouver la mixité dont nous étions subitement privés après la maternelle dès l’entrée à l’école primaire.
J’avais trois rues à traverser pour aller du domicile de mes parents jusqu’à l’école. Le trajet s’égayait deux fois par an avec l’installation de la fête foraine aux abords de l’église. En attendant de scintiller et de tourbillonner, les manèges dormaient sous leurs bâches dans le matin brumeux. En bas des marches d’un étroit passage entre des maisons et des ateliers, le dernier maréchal-ferrant faisait tinter son marteau. À la sortie du passage, l’immeuble de l’école s’élançait dans le ciel gris. Lorsque j'arrivais (assez rarement) en retard, je levais les yeux vers la lourde porte à deux battants fermée et je restais quelques instants immobile pendant que me saisissait l’idée de la fugue en direction de la forêt distante d’à peine quelques centaines de mètres au bout d’une petite route en pente. Je me demandais alors comment j’allais pouvoir manger, boire et dormir une fois les hautes silhouettes des épicéas englouties par l’énorme nuit de l’automne. J’avais souvent entendu parler de la Grande Ourse sans bien comprendre de quoi il s’agissait dans le ciel et j’écoutais en boucle mon disque de Pierre et le loup de Prokofiev, ce qui ne m’encourageait guère dans mes projets de désertion.
J’entrouvrais donc ce que j’allais appeler des décennies plus tard dans un poème la grande porte de la fugue et je me faufilais dans le hall sombre pour rejoindre les gamins les moins pressés d’obéir à l’ordre de se mettre en rang. J’avais alors vue sur les nuques et les oreilles de tous ces marmots de mon âge, à peu près tous tondus par le même coiffeur auquel nous confiaient nos mères lorsque nos têtes se hérissait d’un excès d’épis et de mèches rebelles. Nous gardions ainsi la posture tant que le silence n’était pas obtenu puis chaque cortège montait pesamment l’escalier pour rejoindre sa salle de classe respective sous l’œil suspicieux des maîtres.
Le regard le plus noir, jaillissant du visage assombri d’un collier de barbe, appartenait au maître du cours préparatoire, un grand type aux épaules légèrement voûtées qui portait souvent ses vestons anthracite sans enfiler les manches, ce qui lui donnait l’allure évanescente d’un spectre à quatre bras. Cet homme très brun aux sourcils épais et noirs et au teint gris, jeune et taciturne, n’avait jamais besoin d’élever sa voix sourde pour donner des ordres. Ses larges mains recouvertes d’une peau blafarde pouvaient à tout moment s’envoler en direction de notre figure pour y atterrir en un claquement sec. Contrairement à son collègue tonnant du CM1, le maître du CP n’avait pas besoin de théâtraliser ses colères parce qu’il semblait tout entier habité par une colère permanente, froide et silencieuse qui me glaçait le sang. Ses annotations à l’encre rouge dans les marges de nos exercices exprimaient en une impeccable calligraphie l’ironie amère et le réfrigérant dédain que lui inspiraient nos fautes d’orthographe et nos erreurs de calcul.
J’admire encore aujourd’hui le dessin harmonieux et les parfaits pleins et déliés dont il gratifiait chaque lettre du mot imbécile délicatement déposé au porte-plume sur le mauvais papier de mes cahiers du jour. Étrangement, ce personnage effrayant détenait l’étonnant pouvoir de nous enchanter quand il racontait une histoire qu’il illustrait d’un tour de main en recouvrant le tableau noir (plus exactement vert très sombre) de somptueuses fresques foisonnantes d’animaux et de paysages composées aux craies de couleur. Cet homme cuvait-il dans l'enseignement l’amertume récurrente d’une vocation d’artiste contrariée ? C’est la question que je me pose aujourd’hui en revoyant son regard aussi ténébreux que l’eau profonde d’un lac glaciaire... À moins qu’il ne souffrît en ces années lointaines d’un vieux chagrin d’amour fossilisé qui le pétrifiait de l’intérieur.
Une fois en classe, nous devions attendre le signal du maître pour nous asseoir, non sans avoir auparavant récité collectivement le Notre Père ou le Je vous salue Marie. J’avais pour ma part une préférence pour cette Marie pleine de grâce dont l’évocation me souriait plus, dans cette poche de tristesse et d’inquiétude qu’était la classe, que l’image intimidante de ce Père énigmatique et si haut dans les Cieux. Mes prières n’en étaient pas moins sincères mais tournées vers de bien prosaïques soucis : Sainte Marie pleine de Grâce, faites que je ne sois pas interrogé au tableau, Notre Père qui êtes aux Cieux, délivrez-moi du calcul mental et faites que je ne sois pas collé jeudi.
Le reste de la matinée coulait alors au rythme du glas qui tombait du clocher tout proche de la bien mal nommée église Saint-Léger. L’après-midi était du même tonneau mais j’avais la chance de rentrer chez moi pour le déjeuner. Je sais gré à mes parents de ne m’avoir jamais imposé une seule fois de manger à la cantine. En voyant vivre les enfants aujourd’hui, j'ai conscience du luxe qui m’a été donné de connaître une enfance sans nounou, sans cantine scolaire et sans étude du soir.
Il faut dire que mon aversion définitive pour toute forme de vie en collectivité, pour toute activité sportive et pour tout engagement associatif est née dans la cour de récréation où la seule forme de loisir admise (à part une brève partie de billes) était le jeu de ballon obligatoire auquel s’ajoutait la séance d’éducation physique, activités qui m’ont inspiré mépris et dégoût dès mon plus jeune âge.
Lorsque je repense à ces rentrées scolaires déprimantes avec leurs relents de gymnase et leurs instituteurs en blouses grises pointant leurs baguettes du haut de leurs estrades, je mesure à quel point elles ont pu déterminer quelques aspects de mes débuts dans le monde et ma vision de la vie humaine tout en sachant qu’elles m’ont aussi ouvert une autre grande porte de la fugue, non pas celle qui me donnait envie de détaler en direction d’une sombre forêt mais celle, autrement imposante, qui m’indiquait l’étrange chemin vers les horizons du récit.
Extrait de mon livre Prairie Journal © Éditions Orage-Lagune-Express. Droits réservés.
Pour les oyonnaxiens, ce livre est disponible en prêt à la médiathèque municipale.
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03 octobre 2018
Carnet / Chandernagor
Depuis des années, la musique d’une vieille chanson apprise à l’école primaire me revenait régulièrement aux oreilles sans que je parvienne à m’en rappeler les paroles et à en déterminer l’origine. Je ne me souvenais que du titre, Chandernagor. Dans le cadre des activités d’éveil musical, on nous la faisait chanter notamment lors de la kermesse de l’école ainsi qu’à la rentrée des classes qui avait lieu à l’époque à la mi-septembre.
Puisque j’étais le choriste à la voix la plus aiguë, j’avais été désigné pour chanter aussi les couplets en soliste. Depuis cinquante ans, je suis hanté par cette musique, en particulier en automne, saison à laquelle mon esprit a associé ce souvenir musical.
Après de nombreuses recherches infructueuses auprès de quelques camarades de classe, j’ai fini par trouver aujourd’hui sur internet d’où venait cette chanson. Elle constituait la bande originale signée par le compositeur Georges Garvarentz d’un feuilleton télévisé de 1967 destiné aux enfants et intitulé Signé alouette.
N’ayant jamais vu un épisode de cette série, cette chanson que je chantais sans en comprendre les paroles (pas plus aujourd’hui d’ailleurs) me raconte une autre histoire, celle d’un de mes rares bons moments à l’école, l’heure de chant qui avait parfois lieu dans la cour de récréation sous le marronnier.
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01 mai 2018
Carnet / Mai 68 : du bateau ivre à la galère
En 1968 j’avais neuf ans et j’étais à l’école privée Jeanne d’Arc à Oyonnax dans l’Ain, une petite ville du Haut-Bugey. Chez moi, j’entendais bien sûr les adultes commenter les événements de mai, notamment au cours des repas de famille qui avaient lieu boulevard Dupuy dans la maison où vivaient mes grands-parents et mon arrière-grand-mère. Parfois, le dessert était gâché par une querelle politique. Je me souviens de celle qui avait opposé mon père (gaulliste) à l’un de ses frères qui défendait l’idée d’une révolution. Ils s’affrontaient sur le thème des violences révolutionnaires. Mon père piqua ce jour-là une grosse colère contre mon oncle qui lui déclara à propos des victimes innocentes des révolutions : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. — Eh bien j’espère que lorsque ta révolution éclatera, aucun de nous, aucune de nos familles et aucun de nos amis ne feront partie des œufs ! avait tonné mon père. Mon grand-père qui craignait par dessus tout les communistes et une invasion des Russes qu’il appelait les Popov montait lui aussi assez vite en température... Quant à ma jeune tante étudiante qui me faisait la lecture, m’emmenait au cinéma et m’offrait des cadeaux, je la voyais moins en ce mois de mai car elle était sur les barricades à Lyon.
Dans ma vie provinciale d’enfant choyé et bien protégé, le tumulte et le désordre de la politique ne me parvenaient que très atténués, comme assourdis par l’enclavement d’Oyonnax blottie au milieu de sa vallée qu’on n’avait pas encore eu l’idée ridicule d’appeler la Plastic vallée. J’avais en revanche bien compris que les enfants scolarisés dans l’enseignement public n’allaient pas en cours en raison des grèves alors que nous autres, dans le privé, ne pouvions bénéficier de ces vacances extraordinaires. À l’école Jeanne d’Arc, maîtres et maîtresses n’évoquaient évidemment pas les événements de mai dans leurs classes. Ils devaient probablement se contenter d’en parler au moment des récréations pendant que nous étions occupés à nous bagarrer, à nous disputer nos billes d’agate ou de terre colorées ou à participer au concours de celui qui pisse le plus loin ou le plus haut. Ce concours perdit les faveurs des concurrents le jour où le champion du jet en hauteur fut disqualifié non pas par un compétiteur qui lui eût ravi son titre mais par une brise malicieuse qui lui doucha durablement son honneur, son prestige et sa blouse d’écolier. Lorsque je pense à mai 68, j’avoue que ce souvenir cocasse est plus présent dans mon esprit que le contexte politique de l’époque. Évidemment, les jeunes des grandes classes et surtout ceux qui étaient au collège ont sans doute vécu plus en conscience ces événements.
Lorsque je discute aujourd’hui de mai 68 avec des personnes qui ont dix ans de plus que moi, voire plus, je mesure l’écart de perception, surtout quand je relativise le bilan de ce coup de fièvre, ce qui déclenche de vives réactions, notamment de la part de celles et ceux qui sont nés à la fin de la seconde guerre mondiale et qui étaient personnellement investis dans le mouvement. Ils ont connu l’ancien monde dont les gens comme moi, nés à la fin des années cinquante, n’ont vu que les derniers vestiges. L’ambiance dans la société avait déjà changé même s’il fallait encore attendre que sautent les derniers verrous ainsi que cela se produisit en mai 68. Avant cette insurrection, deux autres événements avaient déjà modifié le contexte : le dénouement positif de la crise des missiles de Cuba (1962) et le concile Vatican II (commencé en 1962 et terminé en 1965). J’ai écrit dans mon livre Prairie journal que je me considérais comme le rejeton de Vatican II, de la crise des missiles et de mai 68, les trois épisodes qui ont en commun de s’être déroulés pendant mes années d’écoles maternelle et primaire dans la décennie 1960. Lorsque j’ai pris conscience de cet héritage et que je l’ai étudié en entrant dans l’âge adulte, je me suis aperçu qu’en classant ces événements par ordre d’importance, mai 68 n’arrivait à mes yeux qu’en troisième position. L’explication est simple : premièrement, j’ai vécu dans la crainte de la guerre nucléaire une grande partie de ma jeunesse ; deuxièmement, je me suis toujours senti proche de la culture chrétienne bien que n’ayant pas la foi. En revanche, je n’ai jamais éprouvé de grand intérêt pour la politique, ce qui fait qu’aujourd’hui encore, je ne peux parler de mai 68 qu’avec beaucoup de distance critique. Je n’en mésestime et sous-estime pas pour autant la portée et l’influence, je pense simplement que la crise des missiles, Vatican II et mai 68 sont à mettre en relation pour analyser et comprendre le mode de pensée et le rapport au monde qui prévalait jusqu’à nos jours dans les grandes démocraties occidentales. Je crois aussi qu’une page est en train de se tourner, notamment avec le recul du niveau de culture générale de base, la fragmentation du rapport à la spiritualité et surtout, hélas, le retour du religieux dans sa forme la plus archaïque, obscurantiste et violente du fait de l’influence active et pernicieuse d’une religion radicalement étrangère et hostile à la pensée et au mode de vie de l’Occident. Ceci dit, pour rester au plus près du thème de mai 68, je crois utile de préciser quelques points afin de bien montrer que je ne suis pas de ceux qui prétendent en liquider l’héritage puisque ce dernier, dans ses aspects négatifs, a tendance à se liquider tout seul. Je préfère pour l’instant prendre en considération les effets positifs en rappelant le contexte de l’époque.
Avant mai 68, il faut reconnaître que la société était bloquée à bien des égards, notamment pour les jeunes. Filles et garçons vivaient dans une atmosphère encore empreinte de rigidité sociale et de puritanisme qui ne leur laissait guère de perspectives malgré la formidable élévation du niveau de vie et de connaissance. Peu écoutés et peu pris au sérieux, les jeunes passaient directement du statut de gamin au statut d’adulte le jour où ils étaient admis à voter (à 21 ans), à travailler et à fonder une famille. Pour les jeunes femmes, y compris celles qui intégraient le monde du travail dans un contexte d’inégalité, notamment salariale, l’horizon se limitait au mariage et à la maternité qui consacraient l’entrée officielle dans l’âge adulte. Pour les jeunes hommes, ce passage était encore retardé par le service militaire obligatoire. Pas moyen d’être considéré comme un adulte avant d’avoir sacrifié à ce rite d’un autre âge. Pour les grands adolescents qui étaient déjà de jeunes adultes sans être considérés comme tels, le slogan Sois jeune et tais-toi résumait bien la vision que la société aveugle et sourde à leurs aspirations nouvelles leur renvoyait d’eux-mêmes, ce qui ne pouvait que créer un cocktail de frustrations explosif, une bonne affaire pour certaines forces politiques d’opposition qui n’étaient pas toutes bien intentionnées sur le plan démocratique.
Aujourd’hui, cinquante après, la patine du temps s’est déposée sur un mouvement insurrectionnel qu’il était encore tout récemment question de commémorer de manière officielle (!) ce qui indique que l’esprit ancien combattant va parfois se nicher là où on ne l’attendait guère ! Les médias qui évoquent actuellement mai 68 adoptent souvent un angle qui privilégie une vision nostalgique voire pittoresque plus ou moins fondue dans l’imagerie de la jeunesse turbulente de l’époque avec ses chansons, sa musique, ses slogans et sa littérature. Il faut pourtant se rappeler que mai 68 n’était pas qu’un monôme d’étudiants. Parmi les courants politiques qui traversaient le mouvement, certains étaient très violents et volontiers partisans d’instaurer des régimes soi-disant révolutionnaires sous lesquels il ne ferait pas bon vivre aujourd’hui. Rien que dans ma petite ville éloignée de tout, certains meneurs de groupuscules d’extrême gauche heureusement minoritaires se vantaient d’avoir établi des listes noires de personnes à éliminer localement en cas de Grand Soir. Lorsque j’aborde ce point avec des amis poètes et écrivains plus âgés que moi et qui furent engagés à des degrés divers, non seulement dans les défilés mais encore dans les émeutes, j’ai bien du mal à garder mon calme lorsque je les écoute évoquer certains épisodes en arborant le genre de sourire attendri qu’on affiche lorsqu’on parle du bon vieux temps. Je pense notamment à un ami auteur qui me décrivait comment, avec son groupe, ils s’étaient discrètement postés à l’entrée d’un cantonnement de CRS pour attendre leur retour des manifestations afin de les caillasser à coup de lance-pierres dont les munitions étaient de gros boulons de métal. Parmi ces gens qui sont désormais de paisibles retraités pas si mal traités que cela par un État qu’ils jugeaient jadis policier mais qui, en pleines Trente Glorieuses, leur permit tout de même de mener d’assez bonnes carrières professionnelles, j’en connais encore beaucoup qui ont du mal à s’émouvoir aujourd’hui à la vue de policiers qui reçoivent des cocktails molotov dans leurs voitures, qui se font lâchement attaquer par des bandes de voyous en embuscades et agresser à leur domicile. Lorsqu’on parle à ces mêmes personnes de la casse lors des émeutes, des arbres coupés, des voitures détruites et de l’ampleur des dégâts matériels, on s’entend répondre qu’il ne s’agissait justement que de matériel. Peu leur importe que les bagnoles incendiées n’étaient pas celles des grands bourgeois capitalistes bien à l’abri dans leurs vastes demeures mais celles du populo qui ne possédait pas de garage ! Eh oui, le détail est mesquin mais la Révolution a ses trivialités...
Nous pouvons tous aujourd’hui dresser un bilan de mai 68 à l’aune de nos opinions politiques, de nos utopies et de notre vision du monde personnelle. La mienne admet volontiers que les sociétés démocratiques ne peuvent le rester qu’à la condition d’un rapport de forces admissible entre pouvoirs et contre-pouvoirs. L’un des aspects positifs de mai 68 fut à mon avis d’entériner de fait ce modèle de rapport de forces qui permet un fonctionnement relativement équilibré des démocraties, aussi imparfaites soient-elles.
Le bilan n’est pas pour autant mirobolant. Mai 68 n’a pas libéré que des énergies positives. Dans son essence et sa théorie, le mouvement s’adressait à l’intelligence, à la créativité, au désir d’épanouissement individuel et collectif, à l’aspiration à une vie moins bornée, moins étriquée, à la foi en ce que l’humanité peut donner de meilleur. Beaucoup n’ont hélas pas compris le message et l’ont interprété comme la liberté de dire et de faire n’importe quoi. En chaque utopie somnole le chaos. En cinquante ans de pensée soixante-huitarde, nombre d’utopies ont rapidement fané en formant lentement un terreau favorable aux prémices du chaos vers lequel la société occidentale se jettera si elle ne réaffirme pas ses fondamentaux et si elle continue à se dénigrer elle-même. Les problèmes que nous connaissons aujourd’hui et que nous désignons par le terme de crise (crise économique, crise environnementale, crise identitaire, crise migratoire, crise des banlieues, société en crise) trouvent tous à divers degrés leur origine dans les dérives d’une pensée soixante-huitarde détournée, récupérée, dévoyée. L’un des exemples le plus frappant et le plus précoce de ce dévoiement fut la fulgurante capacité du capitalisme le plus dérégulé à se saisir de cette pensée qui lui était pourtant hostile afin de la détourner à son profit avec une redoutable efficacité. Un tel paradoxe fut rendu possible en raison de la fragilité d’une pensée et d’une vision du monde à la fois immatures et dogmatiques. C’est ainsi que les grandes entreprises se sont dotées d’opulents services de communication dirigés par d’anciens soixante-huitards rameutant les vieux tubes pop et rock contestataires de leur jeunesse enfuie au service de luxueux spots publicitaires pour des produits d’énergie, de finance et d’équipement. Ils se sont non seulement embourgeoisés, ce qu’on ne saurait leur reprocher, mais encore transformés en promoteurs efficaces de ce qu’ils vomissaient dans leurs jeunes années. Ils contestaient violemment un système qui n’a eu aucun mal à les recycler parce que leurs aspirations politiques ne reposaient que sur des illusions et des rêves de surcroît plutôt conventionnels, une ressource dont notre monde marchand est friand et dont il sait très bien se servir.
Cette ironie du sort ne doit cependant pas masquer les effets positifs de mai 68. Il faut reconnaître que le meilleur bilan du mouvement apparaît dans le domaine social. Sur ce plan, les progrès sont incontestables. Il est bon que les employeurs dont la pente naturelle est d’exploiter les employés au maximum soient réfrénés dans leurs ardeurs par une résistance organisée et par une opinion publique puissante comme il est également bon que les contestataires soient conscients de la nécessité de ne pas tomber dans l’émeute aveugle et le chaos. C’est une affaire de limites à ne pas franchir dans les deux camps, ce que j’aime appeler un équilibre de la peur.
Poursuivons avec le bilan, bien moins positif sur le plan culturel. L’énergie et la spontanéité créatives libérées par mai 68 dans le domaine des arts et des lettres furent rapidement récupérées voire canalisées par la politique. La gauche fit de la culture son pré carré et, une fois au pouvoir, ouvrit les vannes du tout culturel d’où émergea le multiculturel dont les funestes effets se mesurent clairement aujourd’hui. En ce domaine aussi, l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions mais il y a plus préoccupant. Aujourd’hui, le secteur culturel baigne toujours dans l’héritage de mai 68 dont il est l’un des derniers bastions. Les postes clés dans les arcanes de ce système assez opaque pour le grand public sont encore majoritairement tenus par des soixante-huitards figés dans leur vision d’un monde qui ne se décide toujours pas à évoluer dans la direction qu’ils souhaitent. Nombre d’entre eux sont issus d’une bourgeoisie et d’une culture classique occidentale qu’ils renient et avec laquelle ils n’ont toujours pas réglé leurs comptes, ce qui les conduit à user de leur influence et de leur pouvoir de décision pour promouvoir tout ce qu’ils jugent et croient conforme à leurs illusions révolutionnaires perdues. C’est ce processus qui mène aujourd’hui du niveau national au plus modeste échelon local à la promotion de nombreux sous-produits de divertissement de masse hissés au rang de créations artistiques. Pour ne donner qu’un exemple de la forme la plus caricaturale de ce que l’industrie du tout culturel et du multiculturel parvient à vendre au grand public comme de la création artistique subversive alors qu’il ne s’agit de rien d’autre que de marchandises de grande consommation aux dates de péremption déjà dépassées depuis longtemps, on peut citer entre autres le rap. Limités aux aléas du divertissement populaire, ces phénomènes de déclassement culturel seraient négligeables s’ils ne s’accompagnaient pas de leur dimension idéologique et c’est ici que nous retrouvons maintenant les effets des dérives de la pensée soixante-huitarde dans ses ultimes soubresauts.
Frustrés de leur Grand Soir jamais advenu, parfois culpabilisés par leur embourgeoisement et constatant à grand peine que la mayonnaise de leurs idées les plus extrêmes et les plus fumeuses ne pouvaient pas prendre dans une société encore bien ancrée (y compris les classes populaires) dans la stabilité des bonnes vieilles habitudes matérialistes et individualistes, les soixante-huitards et surtout leurs pâles rejetons (Nuit debout et compagnie) ont cherché d’autres causes nettement moins estimables à défendre que celles des ouvriers et du petit peuple, classes sociales plus préoccupées à juste titre par une amélioration jamais évidente de leurs conditions de vie et de pouvoir d’achat que par les horizons aussi radieux qu’improbables d’une révolution appelée à refaire un monde qui n’en demande finalement pas tant. Pour toute une génération activement politisée à gauche et à l’extrême gauche qui arrive maintenant dans les 70 ans ou plus, la pilule est amère et l’époque pénible. Pour toutes ces personnes, il est compliqué de faire le deuil d’un système de pensée et de valeurs qui s’est durablement installé dans le déni des maux qui nous affectent depuis au moins le 11 septembre 2001. Quand on a construit une vie intellectuelle et sociale entière sur un tel système, il est difficile de reconnaître à l'automne de la vie qu'on s'est trompé sur presque tout. Pour la génération intermédiaire, celles et ceux qui n'étaient encore qu'enfants en 68 et qui sont moins politisés bien qu'étant de sensibilité centre-gauche, l’adaptation à la réalité est moins problématique. C’est la raison pour laquelle, personnellement, je me réjouis d’être né trop tard pour avoir pris le risque d’être embarqué dans cette galère aux apparences de bateau ivre que fut, à mon avis, mai 68.
Photos : à l'école primaire Jeanne d'Arc (détail de photo de classe) et souvenir de jeu de billes (photo devant un détail de la fresque représentant le parc Nicod à Oyonnax.
02:19 Publié dans carnet | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : mai 68, blog littéraire de christian cottet-emard, évocation, souvenir, carnet, note, journal, christian cottet-emard, prairie journal, politique, galère, bateau ivre, révolution, crise des missiles de cuba, concile vatican 2, vingtième siècle, oyonnax, haut bugey, ain, rhône alpes, france, école jeanne d'arc